mardi 9 décembre 2008

Le temps de la subversion

Le drame que connaît aujourd’hui l’Afrique dépasse les limites de l’acceptable. Plus de quarante ans après les indépendances, le continent dans son ensemble reste écrasé par la pesanteur de la misère, de la pauvreté extrême, de la maladie et de l’absence des libertés tant individuelles que collectives. Les populations rurales livrées à elles-mêmes ne savent où se donner de la tête. Certaines de ces populations subissent le harcèlement quotidien des seigneurs de guerre qui pillent, violent et avilissent.Les milieux urbains se bidonvilisent avec comme conséquence l'insalubrité, les épidémies.

Malgré la capacité historique des Africains à résister, force est de reconnaitre que le contexte actuel n’offre pas un cadre idéal d’explosion de créativité et d’invention qui permette de conceptualiser une société nouvelle au devenir plus riche et meilleur. Aujourd’hui, la préoccupation quotidienne se réduit à la recherche de la survie.Les intellectuels sont pour la plupart devenus des caisses de résonance des pouvoirs en place pour pouvoir se faire une place sous le soleil et prendre leur part de gâteau. Nous sommes bien loin de l’ambiance des années d’avant les indépendances où de toute part, les intellectuels africains donnaient de la voix. En Afrique et en Europe, ils se parlaient en tant qu’africains faisant face à un défi commun. Ils réfléchissaient en ignorant leurs frontières nationales.

Le clientélisme, la corruption et toutes les aberrations politiques sont le fait de ce désir de survie et du pouvoir immédiat. Les notions de service et de lutte pour le bien commun n’existent presque plus. Tout est guidé par la honteuse formule « je mange tu manges » qui est le reflet de cette absence de conscience pointant vers le lendemain et vers le service des autres, des générations futures. Tout cela laisse le continent et surtout les structures d’éducation et de formation devant servir à l’émergence de nouvelles consciences dans un état déplorable. Les conditions de travail dans les structures d’éducation que sont les écoles, les collèges, les lycées et universités sont lamentables. Les infrastructures sont vieillissantes et les systèmes d’éducation ne sont pas réformés en profondeur pour répondre aux attentes et aux vrais besoins de l'Afrique. L’on est ainsi réduit à pratiquer une politique de survie minimale, qui ne peut que conduire, dans la durée, à la destruction certaine de bons réflexes novateurs et à l’aliénation des consciences. Les chercheurs se plaignent du manque de moyens. En outre, en dépit des moyens déjà limités dont on dispose plusieurs d’entre eux participent au pillage du peu de ressources mises à leur disposition. Les budgets de recherches sont partagés entre les fournisseurs qui sur facturent et les poches des doyens, de directeurs de programme de recherche. Le gâteau va parfois jusqu’au ministre en charge. Les dotations des laboratoires en carburant vont en grande partie dans des usages privés. Toutes ces choses sont connues mais personne n’ose s’y attaquer de front afin d’y mettre fin. Personne ne veut oser « retirer le manger de la bouche de son camarade ». Il en va de même pour le peu d’argent mis à la disposition de l’amélioration des programmes d’éducation et d'infrastructure scolaire. Des criminels détournent ces sommes pour satisfaire leurs désirs personnels, mettant en péril l'avenir de tout un continent. L’on se bat pour accéder aux postes de responsabilité non pour faire la différence en innovant mais pour avoir accès à la manne du budget et piller.

Nous savons tous de manière empirique que quand l’intelligence n’est pas constamment exercée et régulièrement entrainée, elle a tendance à se rétrécir, un peu comme un géni sportif qui ne s’entraînerait pas suffisamment ou pas du tout. J’ai souvent été déboussolé par le peu de posture de certains intellectuels africains aux réflexions et comportements rétrogrades. N’exerçant pas du tout leurs intelligences au quotidien, ne se mettant pas à jour par rapport aux nouveaux développements, aux nouvelles exigences de notre monde, ils sont un peu comme un billet de banque dévalué, donc incapable de créer, d’innover, de déranger, d'enrichir.

Les civilisations qui s’enrichissent, inventent et progressent sont en général des civilisations qui maintiennent aux plans individuel et collectif un dynamisme assez élevé de l’intelligence et du travail. Ce dynamisme est en général la résultante d’un sentiment constant d’insatisfaction par rapport à leur situation présente et du désir permanent de faire mieux. Le progrès n’est possible que pour des gens constamment insatisfaits de leur condition actuelle ou curieux d’explorer de nouveaux domaines encore inconnus. Ce sont cette insatisfaction et cette soif d’explorer qui ressourcent.

An niveau du leadership politique, les figures comme Nelson Mandela sont rares. L’on a l’impression que plusieurs des dirigeants africains sont des personnes qui ont peu ou pas appris à mettre à l’épreuve la créativité et l’innovation. La seule façon de gouverner qu’ils connaissent est la brutalité des systèmes de gestion qu’ils mettent en place. Ils ne gouvernent pas par la fraîcheur de leurs idées et par l'adhésion qu'ils créent mais par la terreur ou en distribuant des billets de banques, en utilisant le tribalisme, le régionalisme ou un concept dégradé du nationalisme. Ce mode de gouvernement entretient un cercle de violence et de vengeance qui ne s’arrête pas.

Comment espérer sortir de cette situation ? Il nous faut intentionnellement travailler à provoquer une subversion. Je crois fermement que l’Afrique a une réserve, un reste d’intellectuels n’ayant pas les mains couvertes de sang. J’en rencontre ou j’en entends parler, qui sont d’une intégrité remarquable, mais qui sont isolés ou se sont isolés à cause de la laideur des systèmes en place. Cette poignée d’intellectuels souffre et pleure pour ce continent qui, malgré son potentiel inégalé est en détresse. J’en appelle à ce reste pour avoir le courage d’initier une subversion.

La subversion dont nous avons besoin n’est pas violence mais libération d’une énergie créatrice et transformatrice qui déborde, contamine, influence, bouscule, entraine. Ce mouvement de subversion doit transgresser et dépasser les frontières de nos états, et doit résister à l’enfermement géographique et nationaliste que nos dirigeants actuels exploitent pour dominer, écraser, contrôler et avilir. Nous avons vu la puissance de la lutte concertée lorsque nos ainés s’étaient donné la main pour résister au colonisateur. Durant ces années de luttes contre le colonialisme, la subversion des intellectuels africains puisait sa force dans sa capacité à être unificatrice, panafricaine. Les intellectuels africains à l’extérieur et à l'intérieur débattaient des stratégies en tant qu’africains. On parlait d’une présence africaine. Les cadres africains les plus influents de l’époque se connaissaient tous, se parlaient, échangeaient des idées, organisaient une prise de conscience collective. Des amitiés furent solidement nouées au travers de tout le continent. Ils combattaient ensemble contre un ennemi commun qu’était le colonialisme. La subversion actuelle devrait pouvoir s’enrichir de cette expérience du passé et l'approfondir en tenant compte des contextes nouveaux et des stratégies nouvelles imposés par la situation actuelle de notre monde.

Où doit se faire cette subversion ? En premier lieu dans nos milieux scolaires et universitaires. Nos institutions scolaires doivent résolument devenir des lieux de subversion. La conscience panafricaine, le sens et la conscience du changement doivent être intentionnellement communiqués et enseignés dans nos écoles, depuis la maternelle jusque dans nos universités. En effet, les jeunes sont porteurs de changement. Ils sont capables d’apporter une dynamique de changements auxquels ils aspirent, pourvu qu’on leur fasse confiance et qu’on les responsabilise en leur offrant un espace de liberté et de créativité. Des centres d’excellence doivent être créés un peu partout dans les écoles pour encourager la jeunesse à apprendre à penser hors des cadres habituels, à essayer des choses parfois étranges. Il faut réussir à leur donner le goût de l’invention et de l’innovation. Il faut les rendre créatifs. Il faut les aider à croire que le schéma du développement actuel n’est pas le seul schéma viable et qu’ils ont la responsabilité et la liberté de concevoir et de tester un schéma différent. Mais cette stratégie de subversion ne marchera que si les intellectuels eux-mêmes deviennent des modèles que les jeunes voudront imiter. Ils doivent par leur vie et par leur discours démontrer qu’ils aiment l’Afrique. Ils doivent être reconnus par leur valeur morale, leur résistance à la corruption et leur engagement total au travail bien fait, à la recherche de l’excellence.

La dynamique de subversion doit également être communiquée aux femmes. Elles constituent la plus grande force productrice du continent, ne serait-ce que de part leur nombre et le rôle important qu’elles jouent dans la plupart des communautés rurales et urbaines. Il faut leur donner plus d’instrument de subversion, les aider à acquérir plus d’éducation. Le fait que beaucoup d’entre elles ne sachent pas lire ne signifie pas qu’elles ne sont pas intelligentes. Au contraire. Malgré leur faible niveau d’instruction, elles sont capables de faire des choses extraordinaires, de maintenir les économies familiales, d’assurer la survie de leur famille, de scolariser leurs enfants, et quelque fois d’entretenir leur mari.

La subversion doi atteindre profondément notre monde rural. Le fait de ne pas etre allé à l'école ne signifie pas manque d'intelligence. Nos villages doivent devenir des cadres de subversion. Il faut consciement les aider à s'exprimer, à partager, à suggérer et même à réclamer.

Ce désir de subversion demande un élan de sacrifice et de renoncement. En effet, il ne peut y avoir une accélération de changement sans sacrifice. La vie de notre ainé Nelson Mandela est un exemple de sacrifice et du renoncement. Il était prêt, au nom de la liberté de ses compatriotes, à payer le prix. Je trouve que nous nous inspirons très peu de son exemple. Nous devrions faire plus de bruit à son sujet, non seulement en nous limitant à produire des gadgets pour assouvir des désirs de gains financiers, mais en étudiant son idéal, sa vision de l’Afrique et du monde dans toutes nos universités et écoles. L’Union africaine devrait créer une académie ou une institution de recherche et de promotion du changement qui s’inspirerait de la vie de cet homme exceptionnel, un lieu qui serait un véritable laboratoire, un centre d'innovation.

Mais vu l’inertie actuelle de l’Union Africaine, je n’attends pas grand’ chose d’elle. Car nos politiques actuels ne peuvent pas à eux seuls provoquer l’accélération du changement dont nous avons besoin. Il faut une nouvelle dynamique de subversion des populations aussi bien par le bas que par le haut. Il faut un leadership nouveau, un esprit nouveau, une conscience nouvelle. C’est seulement à ce prix qu’il sera permis d’espérer. En effet, il est permis d'espérer.

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